
Le regard qui se porte la plupart du temps sur le nu, essentiellement féminin, est un regard masculin hétérosexuel. Lynda Nead, historienne de l’art, a étudié ce regard masculin prépondérant répondant à la prépondérance du nu féminin, et ce que ce phénomène traduit des rapports de genre qui se jouent à travers l’art, dans son livre The Female Nude : Art, Obscenity and Sexuality, en 1992. Elle y fait référence au male gaze, prégnant dans l’art : ce concept s’applique aux oeuvres qui invitent leur public à regarder la représentation féminine de manière normative, par les yeux d’un homme hétérosexuel qui sexualise le sujet. Or, le male gaze vient de l’oeuvre, et non du spectateur : chaque spectateur finit donc par regarder la femme représentée de cette manière.
Ce concept pour expliquer tout ce que le nu masculin a de bouleversant… et tout ce qu’il n’a pas. Si le male gaze tel que nous l’avons décrit est dominant, il ne peut s’appliquer au nu masculin, qui par définition ne présente pas de femmes. Il apporte une vision différente et plus universelle. Bien sûr, la sexualisation est toujours présente, nous l’avons bien vu. Mais elle n’est plus normative ! C’est ce qui rend le nu masculin si particulier et, également, tabou.
Si on ne peut plus vraiment parler de male gaze, cette notion ayant été théorisée comme nous l’avons vu plus haut, le nu masculin en véhicule un nouveau type : celui de l’homme homosexuel qui regarde un autre homme. Ce qui est intéressant dans ce nouveau paradigme, c’est que, si la sexualisation est prégnante, l’identification joue elle aussi un rôle. Une grande majorité des photographes de nus masculins sont homosexuels. Parmi les 10 photographes que nous avons étudiés jusqu’alors, 7 sont connus comme l’étant. Cela traduit un certain rapport avec le nu masculin, qui crée un regard différent, qui fait aussi partie de la spécificité du nu masculin. Nous avons déjà des étudiés des photographes gays, et des photographies avec un sous-texte homoérotique assumé. Comment montrer alors le regard homosexuel, en le présentant comme un objet représentatif ?Il faut voir cette étude comme incomplète, comme clé permettant d’analyser toutes les photographies que nous avons déjà vues, voire même la plupart, voire l’intégralité, des photographies de nus masculins, car même sans propos volontairement homosexuel, l’appréciation du corps masculin véhicule un regard différent du regard normatif.
La représentation de cette homosexualité passe notamment par des reprises de thèmes propres à ce milieu, devenus des références. Cela se traduit notamment par Kishin Shinoyama, dans Yukio Mishima as St-Sebastian, 1966. C’est un des plus grands photographes japonais de sa génération, qui pratique surtout la photographie de nu. Celle-ci recrée toute une tradition homoérotique, dont le Musée d’Orsay, dans son catalogue d’exposition du Nu masculin, nous retrace l’histoire : “La figure de saint Sébastien est particulièrement complexe : ce saint populaire, parangon du martyr survivant à son premier supplice, incarne la victoire de la vie sur la mort. Cet élan vital n'est sans doute pas étranger à sa beauté juvénile et au dévoilement de son corps, tous deux acquis dès le XVIIe siècle. Ce faisant, sa représentation s'éloigne insensiblement du dogme catholique pour acquérir une autonomie et une liberté sans précédent : la sensualité du saint se veut de plus en plus présente, tandis que sa souffrance est parfois indécelable. Seul le dévoilement du sexe reste jusqu'au XXe siècle un interdit dans cette quête de volupté”. On l’a vu, l’homoérotisme dans le nu artistique est d’abord discret. Saint-Sébastien par sa beauté autant que par sa position de souffrance mystique, en est donc un symbole de plus en plus sensuel. Le choix du modèle, Yukio Mishima, n’est pas non plus un hasard. Écrivain japonais célèbre, il est homosexuel. L’auteur, dans son livre en partie autobiographique Confession d’un masque, de 1958, raconte comment le narrateur, âgé alors de douze ans, connaît son premier émoi sexuel à partir du tableau de Saint Sébastien, de Guido Reni, annonçant son homosexualité. C’est précisément ce tableau que recrée Mishima dans la photographie, alangui, le corps meurtri, mais les yeux ouverts, habités par la fièvre. Son corps est mis en valeur dans la douleur, les muscles sont très visibles, les poils aussi. Attaché à un arbre, transpercé de flèches, il respecte toute la mise en scène du tableau original. En plus osé et plus viril : son corps est assumé ici comme celui d’un homme, avec les attributs de la virilité, mais cependant attaché, brutalisé, sans contrôle. La photographie assume ici Saint Sébastien comme un homme objet d’érotisme.
Leaphart McCarthy, de George Platt-Lynes, 1936, montre clairement une forme d’homosexualité. Ce photographe, d’origine américaine, est un photographe de mode ayant beaucoup photographié de nus masculins, dont la plupart ne furent présentés au public que bien après sa mort. Dans cette photographie, nous voyons deux hommes nus enlacés. Les corps débordent de la photographie : les jambes des deux hommes sont cachées, la tête de l’homme au dessous aussi. Ils sont en fort contraste de couleurs : peau noire et peau blanche. Le fond est gris. Ils sont enlacés dans un geste de tendresse, le visage de l’homme noir, endormi, est serein. La photographie traduit une tendresse sincère, dans laquelle pointe l’attraction sexuelle : les deux corps sont nus, jeunes et lisses, avec l’accent, par l’enlacement de l’homme noir, sur les fesses de l’autre, et sur son sexe, là où repose sa tête. L’homosexualité est prise dans l’intimité, en gros plan. Les deux hommes semblent endormis. On voit ici le naturel de l’enlacement des deux hommes, ainsi que la sincérité de l’amour retransmis dans cette composition soignée, équilibre de contrastes mais aussi de lignes.
Si le regard gay est majoritaire dans la photographie du nu masculin, elle est aussi l’occasion pour les femmes de renverser l’ordre établi du modèle féminin et du photographe masculin. Imogen Cunningham a été la première femme à publier du nu masculin. Elle commence la photographie en 1907 et publie en 1916 The Bather dans le journal The Town Crier : cette publication soulève un véritable scandale. Outre le nu et le genre de la photographe, elle présente le corps d’une manière non idéalisée : si les oeuvres déjà vu présentaient des hommes en situation de faiblesse sans scandales, rappelons qu’elles étaient largement postérieures. Son modèle est son mari, Roi Partridge. Elle a réalisé plusieurs photographies de nus avec lui. Sa façon de présenter le corps masculin est à la fois douce et crue : présenté sans fard, dans sa nudité non améliorée, il apparaît tel qu’il est vraiment, un peu maigre et noueux -et c’est cela qui choque-, cependant on voit la tendresse qu’elle pose sur lui, à travers notamment, traduite par sa présentation dans le paysage naturel, et accentuée par l’effet vaporeux de ses photographies, qui leur donne un air presque irréelles, ou volées. La sensualité est aussi présente, mais le nu n’est jamais frontal : elle passe par un déhanché, ou par le repli du corps. S’il n’est pas bien sûr représentatif de la façon de toutes les femmes d’appréhender le nu masculin, il était nécessaire d’y faire un détour pour bien comprendre comment le nu masculin permet l’émergence d’une pluralité de regard photographes jusqu’alors peu présentes dans le nu.
La traduction d'un certain regard
Kishin Shinoyama Yukio Mishima as St Sebastian 1966
George Platt-Lynes Leaphart McCarthy 1936



Imogen Cunningham The Bather 1916