
On a vu comment les photographies d’adolescents nus permettaient de représenter une ambiguïté entre innocence et douceur d’un côté, et énergie sexuelle et virile de l’autre. Cette ambiguïté est probablement ce qui fait que la photographie du nu masculin soit un objet à part, tabou. Représenter l’homme nu, c’est véhiculer une certaine image de la masculinité, dans une société où, pendant longtemps, et encore maintenant, depuis, selon l’historien George Mosse, la fin du XVIII°s et l’avènement de la société bourgeoise, en prime un idéal qui n’en tolère pas d’autre. Cette représentation de la virilité est multiple et peut restituer des messages différents.
Le premier message transmis par les photographies d’hommes nus est celui d’une nudité virile, qui sublime le sujet et en fait le détenteur d’un pouvoir. La virilité est idéale chez Herb Ritts. Originaire de Los Angeles, il commence la photographie dans les années 1970, avec une série de portrait de l’acteur Richard Gere, qui lui vaut de travailler dès les années 1980 dans de grands magazines. Photographe de mode, il réalise des photographies de plusieurs stars, mais travaille également sur plusieurs sujets masculins nus, mettant l’accent sur leur virilité. C’est frappant dans la photographie Male nude with Bubble, de 1987. Prise en noir et blanc, elle montre un corps très musclé, à tel point que les veines saillent. Il se déploie, les bras écartés, sur la photographie, prise sur fond blanc, ce qui fait d’autant ressortir le corps. Son ombre l’agrandit encore plus et le souligne. Le sujet prend toute la photographie et on ne voit que lui. Cependant, sa tête est penchée, et on ne voit pas son visage : le sujet se compose en réalité d’un corps éminemment masculin et très idéalisé, avec des muscles, une peau parfaite et à la pilosité contrôlée. Une bulle transparente, comme une bulle de savon, coupe ce corps en deux, séparant le torse des jambes. On peut penser qu’il puisse d’agir d’un découpage de fantasme, qui ne prend pas l’homme dans son ensemble mais par parties, représentant une somme masculine de différents attributs représentatifs (le torse musclé et le pénis). Cette bulle fait encore plus ressortir son sexe, déjà au centre de la photographie et souligné par la pilosité pubienne, zone plus foncée sur le corps du sujet, en contraste avec le gland, zone la plus claire. Son regard semble également être tourné vers son sexe. Le corps se montre, bras écartés, dans l’intégralité de sa nudité frontale. La virilité est traduite par l’excès de muscle, attribut masculin par excellence, mais elle est contrôlée : le poil, par exemple, n’est pas présent hors de la zone pubienne. On a ici un homme nu complètement en contrôle, représentatif du pouvoir que peut donner à l’homme la nudité comme atout viril. Cependant cette photographie est inspirée des codes de la photographie de mode, dans sa mise en scène et son artificialité, mais aussi peut-être des critères “d’homme idéal” de la communauté gay : muscles exagérés mais jeunesse et douceur. L’homme lui-même n’est pas mis à l’honneur, seulement une image idéalisée et générique du corps masculin viril.
Cette image de la virilité exprimée par le corps nu en tant qu’idéal est portée quasiment à l’excès avec sa photographie Kevin - Torso, prise en 1992. On y voit un corps d’homme nu, plus exactement son torse, comprenant son bas-ventre et sa mâchoire. Il est en très gros plan et contre-plongée. On ne distingue ni son visage, ni ses bras. Le fond, seulement visible en haut de la photographie, est un ciel bleu. Le gros plan sur les muscles du torse, ici aussi très bien dessinés, traduisent la virilité masculine du sujet. Contrairement à la photographie précédente, où l’homme était découpé en “morceaux de virilité”, ici il n’y a qu’un seul morceau, le plus représentatif, qui va de la pomme d’adam au sexe, en passant par le torse musclé. La contre-plongée accentue cette impression de puissance, donnant l’impression au spectateur d’être dominé en hauteur par cet homme, mais aussi presque sexuellement, dans une position de fellation. Elle souligne également le relief des muscles, qui dépassent d’un axe “plat” du corps. Il a le visage haut, se tient droit. Les poils au premier plan, bruns, dont le pénis dépasse, plus clair, viennent refléter la mâchoire en haut, qui se découpe en une zone foncée et une zone claire. Ils sont également, bien sûr, vecteur de la masculinité en tant qu’attribut masculin, mais aussi d’animalité, atténuée par la plastique parfaite du modèle, et de sensualité. Ils dissimulent presque le pénis, qui ne transparaît que par contraste, et flou, poussant le spectateur à l’imagination. Ajoutons que, s’il est flou, le pénis prend tout de même une place importante, celle du bas, souligné en contraste par les poils, qui en le cachant presque l’exposent plus délicatement. Il prend le premier plan de la photo, et, en reflétant la mâchoire, entraîne un mouvement de regard de haut en bas. C’est une photographie qui semble incarner non pas la virilité d’un homme, mais la virilité comme concept, en tant que telle.
Les photographies de Robert Mapplethorpe sont également parlante de ce côté. Photographe américain, de New York, il commence la photographie au début des années 1970. Son oeuvre est assez controversée, autour notamment de ses photographies sur le milieu BDSM et de de celles du Black Book, recueil de photographies d’hommes noirs. Si ses photographies de nus ne se composent pas uniquement de nus masculins, et non plus de nus masculins noirs, ces derniers en constituent une grande partie (un recueil entier y a été consacré) et sont particulièrement représentatifs.
Strong nude, prise en 1984, nous montre la vision d’une virilité agressive, puissante au sens physique du terme. Ici, plus de virilité polie, lisse et représentée uniquement par le physique, mais au contraire une virilité “à l’épreuve”, qui n’est pas un attribut mais un manifeste. Cette photographie nous montre un homme noir, complètement nu. Son corps est tourné, créant un visuel inhabituel : ses jambes sont de profil tandis que son torse nous fait face. Son visage est fermé, avec un air de défi. Son corps est musclé, mais beaucoup moins que ceux des modèles de Herb Ritts, voire même sec. Son sexe est en érection, ses poings face à lui dans une attitude provocante. Tout son corps est tendu, prêt à l’action, violente ou sexuelle, qui se confondent presque. Sa virilité s’affirme “contre”, par l’action. Il est plus poilu que les sujets vus précédemment, au niveau du pubis, du torse, et l’un des rares modèles de nu masculin portant la moustache. Une inversion est à noter : alors que dans beaucoup des photographies que nous avons déjà étudié le fond est clair, rendant foncé le corps du modèle, pourtant blanc, ici le fond foncé rend clair le corps de l’homme noir. Ici la nudité montre clairement la force du modèle, qui se traduit dans tous ses muscles en tensions, un corps qui semble réaliste, mais fort, et une position de forte agressivité. Cette agressivité est envers le spectateur, directement, avec un regard fixant et le torse de face, en position de défense, voire d’attaque. Elle se traduit aussi par une certaine violence que l’homme inflige à son corps, en le tordant dans une position non naturelle. L’agressivité se traduit aussi par le sexe en érection, tout aussi rare dans les modèles que nous avons déjà étudié, et plus choquant. Ce sexe est présenté de profil, comme pour en accentuer l’importance : il se détache alors sur le fond uni. Cette agressivité du nu masculin est sans doute reliée avec la couleur de la peau de l’homme, à laquelle s’attache un certain nombre de stéréotypes et, du même coup, de fantasmes.
Cette nudité agressive et virile est poussée dans une autre photographie, Jack Walls, prise avant, en 1982. Peut-on dire que c’est un nu ? L’homme porte des vêtements, mais son pénis en érection sort de son pantalon, en parallèle avec l’arme à feu qu’il tient à la main. L’analogie est claire : le pénis est une arme. L’attribut sans doute le plus masculin devient un outil capable de maîtriser les autres, la violence, la domination et la virilité se confondent. Ici aussi, l’homme est noir.
Herb Ritts Male nude with bubble 1987
La nudité, manifeste viril
Herb Ritts Torso 1992
Robert Mapplethorpe Strong nude 1984




Robert Mapplethorpe Jack Walls 1982