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Les photographies de nus masculins, si elle ont beaucoup véhiculé une image de l’homme nu puissant, comme nous l’avons vu précédemment, peuvent aussi montrer une autre image, peut-être plus intime, d’une nudité faiblesse, qui trahit en quelque sorte les hommes, ou du moins ne les montre pas idéalisés, mais plutôt tels qu’ils sont, avec leurs défauts et leurs anxiétés.

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Dieter Appelt est un plasticien allemand. Pour lui, le corps est un moyen de traduire la souffrance humaine et son rapport à la mort. Il commence la photographie dans les années 1970. Sa photographie Aus Erinnerungsspur (Body), de 1978, nous montre un corps privé de son humanité. Prise en plongée, elle nous montre un corps à demi enseveli dans ce qui semble être une peau tendue remplie de terre, ou du béton. La tête est prise dans une sorte de boule qui paraît rigide. Seul dépasse le milieu du corps, des épaules aux genoux, et un bras. Le corps est inerte, allongé. Il est recouvert de terre et de débris, qui se confondent avec le brun de ses poils. Il s’agit bien d’un homme, mais il n’a rien de la virilité masculine que nous avons déjà vu : pas de muscles visibles, pas de fierté dans la position ou le regard, un sexe terne, sans contraste avec le reste du corps. Pas de contraste fort non plus entre le fond et le sujet : ils ne font quasiment qu’un, tant dans l’espace que dans la couleur. Ils semblent tous deux abîmés et sales. La nudité fait ici partie d’un dépouillement du corps, qui se retrouve exposé au danger et au regard, misérable. Elle montre aussi un abandon de la partie culture de l’homme : il retourne à la nature, littéralement, recouvert par la terre. Cependant, c’est un sol créé par l’homme : il est l’artisan de sa propre disparition. Sa tête, notamment, est parlante, coincée dans une sculpture ronde, elle est forcément faite de main humaine, pourtant elle emprisonne l’endroit qui fait l’humanité : sa tête. L’homme nu est ravalé au rang de rien. Sa tête n’est pas visible, son sexe est exposé. Humiliation et trahison d’une certaine animalité, dont l’inertie renvoie à de la viande. La virilité, malgré son amour du progrès (c’est les hommes qui sont censés avoir créé le monde moderne), n’aura pas la peau de la mort.

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Dans Buisson d’épines, de 1979, il met en scène son propre corps. Ce corps, de dos, pris en gros plan, n’est qu’un tronc. On y voit un dos maigre, couché à même le sol. Il est recouvert de terre et de griffure. Les contrastes sont très poussés, montrant un corps ravagé et misérable. Couché, de dos, il est inactif voire déjà mort. Le corps masculin se fait quasiment corps universel, humain, dans le sens de la souffrance. On ne distingue dans l’image aucun attribut de sexe, il est agenré, voire émasculé. La souffrance dépasse les différences biologiques et l’homme devient humain. Les considérations propres à l’homme sont dépassées dans cette photographie, montrant par le nu une faiblesse partagée, une faiblesse plus grande que le genre. Ce propos génère en fait une acception masculine : l’idéal viril voulant que l’homme soit plus résistant aux souffrances n’est pas vrai, car devant la souffrance le genre n’a pas d’importance. L’homme n’est pas au dessus des autres et il est tout aussi vulnérable. La nudité montre ici le corps à nu, tel qu’il est vraiment, et aussi dénudé : la nudité n’est pas choisie, mais plutôt subie. Le corps nu est fait de chair, et ce n’est plus la chair lisse et musclés des photographies précédentes mais la chair périssable, soumise au temps et aux dangers de la vie. Le titre, buisson d’épine, montre une situation constamment douloureuse, un cocon qui pourrait être rassurant, car à petite échelle, mais qui meurtri les chairs. Il peut bien sûr aussi faire référence à la couronne d’épine du Christ, symbole de la souffrance du corps. Le Christ est, d’ailleurs, le fils de Dieu : ici le fils est abandonné et reste souffrant, sans espoir de résurrection ni de vie éternelle.

  

Les photographies de Manuel Esthaem, jeune photographe autrichien, traduisent une faiblesse non plus souffrance physique mais intérieure, un homme faible sous le poids des doutes. Dans la photographie n°15 de sa série Somos, on y voit un jeune homme de dos, coincé entre le lit et le mur d’une chambre blanche. La nudité se cache en se fondant parmi le décor, et fait écho à la nudité de la chambre vide. Dans un coin, le jeune homme émerge : il n’a pas de place. On distingue son dos, et sa tête baissée, soulignée par la tâche brune de ses cheveux. Son corps et la perspective du mur semblent tendre vers la fenêtre, à travers laquelle passe de la lumière, comme vers un espoir, mais sa tête baissée suggère l’abandon de cet espoir. Il est coincé. La nudité le montre faible, maigre. Tout comme la chambre, il est uniforme, rien ne le distingue personnellement. En repli, sa main est posée sur son dos : on peut y voir un moyen de cacher encore plus sa tête, comme refus d’identité, ou d’être vu, ou bien, comme on ne distingue pas le bras, une forme de violence appliquée au corps, qui ne retrouve pas sa disposition naturelle, qui n’arrive pas à placer les éléments au bon endroit. Ce pourrait être également un geste d’affection, il se tend la main lui même, se réconforte, pour obtenir un semblant d’amour. La nudité ici, c’est la perte de repère, de son identité. Son corps nu est recroquevillé dans un coin, à peine plus important que le radiateur par sa couleur mais au même plan, avec la même position. La chambre blanche qui l’entoure est presque oppressante par son vide : le jeune homme est entouré de vide, et lui-même ne peut remplir ce vide, car il ne l’est pas moins. L’homme est nu car montré tel qu’il est, en proie au doute, confronté à lui-même et à son corps. Il cherche sa propre identité, comme le dit lui-même le photographe, et cherche à appréhender ce corps qui lui est presque inconnu, et avec lequel il a besoin de se réconcilier.

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Cette idée de la nudité problème, de la nudité vraiment mise à nu, à la fois révélatrice et conflictuelle, est présente dans toute la série Somos, dans laquelle les deux modèles sont le photographe et son petit ami. Il y a un lien très intéressants entre le portrait de ces hommes en reflet avec les objets et la nature, qui montre un jeu d’échange dans certaines des photographies, montrant la confusion d’identité, passant d’être humain à mobilier ou dans le mobilier, à plante ou dans la nature. La photographie n°13 nous montre deux corps d’hommes allongés, l’un sur l’autre, au milieu d’herbe et de fougères. Il sont l’un sur l’autre en inversé, tous les deux sur le ventre, entièrement nus. Ils sont droits mais pas rigides, inanimés. Leur blancheur contraste avec le vert foncé presque uniforme du sol, qui prend tout le reste de la photo. Cette photographie montre un nu solitude, en tant que limite du corps, qui tente de se connecter : à l’autre, et à la nature en entier. C’est encore une fois un corps qui ne se contrôle pas, qui a presque abandonné. L’identité est là aussi remise en cause, avec la dissimulation du visage et la présentation de dos, mais aussi l’entremêlement du corps. Cependant, la tentative de retrouver son identité en dépassant la solitude, par le reconnexion, n’aboutit pas : au milieu de la composition, détonant par leur blancheur, ils ne se fondent pas dans l’herbe, ne peuvent passer pour un élément naturel. La connexion des corps ne se fait pas non plus : s’il y a entremêlement, ils ne se confondent pas non plus. Inversés l’un par rapport à l’autre, et tous les deux sur le ventre, le contact des corps ne suffit pas à les mettre vraiment sur la même longueur. La solitude et les doutes de deux individus, même au travers du contact physique, ne s’annulent pas : ils se juxtaposent. Il est peut-être même trop tard pour espérer se fondre avec quelque chose, trouver sa place. On peut aussi penser à un certain étouffement d’un amour dont on attends trop, le deuxième corps, sous le premier, étant à peine visible.

Dieter Appelt Aus Erinnerungsspur (Body) 1978

La faiblesse trahie par le nu masculin

Dieter Appelt Buisson d'épine  1979

Manuel Esthaem Somos n°15  2015

Manuel Esthaem Somos n°13  2015

Dieter Appelt Body
Dieter Appelt Buisson d'Epine
Manuel Esthaem Somos
Manuel Esthaem Somos
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